Sofiane Wadag témoigne lors de la célébration des 10 ans de ViensVoirMonTaf : de son premier stage à Europe 1 à Sciences Po demain.

« Il suffit de traverser la rue. »
Chez moi, cette phrase sonnait comme une mauvaise blague.
Parce qu’à Mantes-la-Jolie, il n’y avait pas de pont, juste une voie ferrée, un mur et des portes fermées. Chez moi, la rue ne menait nulle part, elle tournait en rond. Toujours les mêmes lieux, toujours cette même question :
« Qu’est-ce que tu vas faire plus tard ? »
Avec cette réponse prête à l’emploi :
« Ce qu’on me laissera faire. »
En troisième, autour de moi, on jonglait déjà avec des rêves brisés : Hicham, qui voulait être dentiste, terminait dans la pharmacie du coin. Yacoub, passionné de mode, terminé derrière le comptoir d’un fast food. Marwa, fan des chiffres, elle, a fini derrière les rayons d’un supermarché. Sans parler de tous ceux qui n’ont même pas trouvé ça. Pas par choix.
Par manque de ponts, par manque de contacts.
Mon histoire n’est pas isolée. Elle est celle de milliers d’autres jeunes enfermés derrière les chiffres anonymes et les discours creux. Ces jeunes dont la fameuse débrouille n’est que la rustine d’un fil déjà trop tendu.
Mais moi, un soir, j’ai cliqué sur un lien. Un lien minuscule, une fissure dans le béton : Viens Voir Mon Taf.
J’ai posté ma candidature, sans trop y croire. Puis j’ai vu mon nom, tremblant d’espoir, inscrit noir sur blanc : Stage Europe 1.
Chez moi, Europe 1, c’était abstrait. Mon père, ouvrier retraité, haussait les épaules. Ma mère, illettrée, souriait sans comprendre. Mais il y avait une sœur qui répétait :
« Fonce ! »
Alors j’ai foncé avec le soutien d’un prof Monsieur Dromard qui m’a poussé, porté à bout de bras, qui raconte encore mon histoire à ses élèves non pas comme une anomalie mais pour dire : « c’est possible » pour dire aux jeunes du Val Fourré à Mantes-la-Jolie « ne vous censurez pas ».
Je me souviens aussi précisément de ces trajets quotidiens sur la ligne J. Carte Imagine R en poche, ventre noué, quittant les tours grises du Val-Fourré pour le métro parisien, direction Franklin Roosevelt. À quelques pas des Champs-Élysées, de l’or, du marbre, de ce décor de carte postale où l’on croit naïvement que tout est possible. Moi, j’y débarquais comme un intrus, presque coupable d’être là. Mais j’y suis allé. J’ai poussé la porte.
Une journaliste politique, Aurélie Herbemont, m’a accueilli. Elle ne m’a pas vu comme une curiosité sociale mais comme un interlocuteur légitime.
Un jour, elle m’a lancé cette phrase improbable :
« Tu veux venir à l’Assemblée Nationale ? »
Me voilà, moi, gamin du Val-Fourré, assis dans les tribunes de l’Hémicycle.
Perché, silencieux, observant ceux qui décident. Une voix résonnait en moi, insistante comme un tambour :
« Profite, tu ne reviendras peut-être jamais ici. »
Et pourtant. Des années après, j’y suis revenu. Mais cette fois, je n’étais plus spectateur : j’étais acteur… Stagiaire collaborateur parlementaire, badge officiel, stylo à la main, écrivant ces mêmes discours qui m’impressionnaient tant à l’époque.
Un jour, j’ai levé les yeux vers les tribunes. Je me suis revu, adolescent inquiet. J’ai souri intérieurement en lui murmurant :
« Regarde, on l’a fait. On est revenu. »
Je n’avais pas saisi tout de suite l’immense privilège de ce stage. Il a fallu que mes professeurs, ceux qui croyaient en moi, me l’expliquent clairement. Ils m’ont ouvert les yeux sur une réalité cruelle. Dans les Yvelines, 56 % des élèves hors REP trouvent un stage correspondant à leurs rêves. Ils ne sont que 31 % en REP.
Un chiffre glaçant, symbole d’une injustice qui étouffe les ambitions avant même qu’elles ne respirent.
Un chiffre glaçant face au fronton de nos mairies ou il est écrit “liberté, égalité, fraternité“ en lettre d’or. Un chiffre glaçant qui étiole la confiance dans nos institutions.
Parce que ce n’est pas seulement une histoire de stage. C’est une question de justice sociale, d’égalité des chances réelles, pas celle qui brille mais celle qui change concrètement des vies.
Cette expérience m’a révélé une évidence politique, morale et humaine : il faut ouvrir les portes là où personne ne nous attend.
Parce que chaque rencontre compte. Chaque opportunité dessine de nouveaux possibles.
Aujourd’hui, je suis étudiant à la Sorbonne. Demain, je serai à Sciences Po.
Lauréat de l’Institut de l’Engagement, membre actif de la Génération Ascenseur, j’ai porté ma voix dans des musées, des plateaux télé, dans ces lieux dont on me disait qu’ils n’étaient pas pour moi.
Tout cela a commencé par un simple stage. Pas un miracle. Une fissure dans le mur. Une flamme transmise entre des mains tendues. Depuis, je la transmets, cette flamme. De main en main, de voix en voix, pour qu’elle éclaire jusqu’aux derniers rangs.
Alors ce soir, devant vous, enseignants, élus, recruteurs, responsables, je pose une question simple :
Que ferez-vous demain ?
Continuerez-vous à applaudir de loin ces parcours solitaires, ou descendrez-vous dans l’arène pour tendre enfin la main ? Chaque année, en France, près de 150 000 collégiens doivent chercher seuls leur stage de troisième. Des milliers n’en trouvent pas. Quand on vient d’un quartier comme le mien, on a cinq fois moins de chances d’accéder à un stage valorisant.
Grâce à Viens Voir Mon Taf, 30 000 jeunes ont déjà franchi cette frontière. 30 000 fissures dans le béton. J’en suis l’un des éclats.
Ce n’était qu’un stage, disent certains. Moi, j’y ai vu un monde entier.
J’ai compris qu’il ne suffit pas simplement de traverser la rue : il faut oser traverser le réel, et y entraîner les autres avec soi.
Bon anniversaire à Viens Voir Mon Taf.
Longue vie à celles et ceux qui tendent une main.
Et rendez-vous dans 10 ans même jour même heure même pomme.